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Jobert 1

 

Jobert s’était levé du mauvais pied. De plus en plus souvent, chaque soir, il peinait à s’endormir. Au matin, il traînait, emberlificoté dans ses rêves confus et son vieux pyjama. Même le café n’arrivait pas à le faire embrayer sur cette nouvelle journée. Chienne de retraite ! Il y croyait pourtant à ce grand repos mérité, celui d’avant l’éternel ; à ces jours bénis qui devaient, un à un, effacer tous ceux d’une longue vie de labeur.

Quarante ans de bons - et pas toujours loyaux - services à la Crime. Une fin de carrière chaotique, avec promotion de convenance, comme qui dirait un coup de pied au cul pour qu’il décarre sans broncher. Entre lui et ce nouveau commissaire tout frais émoulu de l’école de police, ça n’avait pas gazé. Et son taux d’alcoolémie avait précipité son solde de tout compte. Les uns après les autres, tous ses vieux potes avaient soit clamsé, soit déguerpi dans une bicoque au sud de la France, vu qu’on pouvait plus compter finir ses jours tranquilles à Marrakech. Les jeunes recrues avaient d’autres méthodes, plus propres, plus policées. Seuls les chiffres étaient importants. Sur le terrain, on comptait les blessés et les morts, fauchés non plus au champ d’honneur mais par la volonté d’une bande de fanatiques télécommandés de Beyrouth via les réseaux sociaux. Finalement, il avait bien fait de raccrocher, plus rien à foutre dans ce bordel !

Il avait choisi de s’installer dans les Alpes parce qu’il y était allé en colo quand il était gamin. Un chouette coin où la nature généreuse entourait la ville, dégoulinant jusqu’aux rives du lac. Paraît qu’un rimailleur avait fait les beaux jours de l’endroit – mais la poésie ne figurait pas au programme du concours de l’ENSP[1]. Après, il avait jamais bossé dans le quartier du Parnasse.

Ici le ciel lui paraissait un peu plus vaste, un peu plus bleu peut-être. L’horizon n’allait pas trop loin, endigué par les montagnes alentour, c’était rassurant. Une petite vie pépère, sa pension de retraite invariablement versée chaque 1er du mois. Protégé et à l’abri : difficile de faire la fine bouche en ces temps de chômage endémique. Changement de gouvernement, renouvellement de l’Assemblée nationale et tentatives de moralisation des politiques de tous bords n’y changeraient pas grand-chose. La vie continuerait son petit bonhomme de chemin, il n’y avait qu’à s’y faire. Il n’osait pas penser « …ou mourir ». Le toubib l’avait bien prévenu : il devait lever le coude, remplacer la chopine par de l’eau – de préférence de source. Ce qui ne manquait pas dans cette ville thermale où les curistes venaient par charters entretenir leurs articulations douloureuses, avec la bénédiction d’une sécurité sociale moribonde. Il avait donc tout sous la main pour s’occuper de sa santé et se la couler douce.

Armé de bonnes résolutions et des brochures colorées de l’Office de tourisme, il avait tenté le club des boulistes, osé un thé dansant au Casino et même chaussé ses vieilles grolles de marche pour arpenter gaillardement les chemins de randos. Mais ça ne l’avait pas convaincu et il avait fini par s’abstenir.

Dans l’immeuble où il louait un deux pièces avec balcon au sud, il ne fréquentait personne. Soit les voisins allaient bosser – et lui à cette heure-là, il émergeait ou regardait Questions pour un champion – soit c’étaient des vieux, comme lui, qui baissaient la tête en le croisant. Des fois qu’un bonjour ça donne la gale !

Quand la déprime menaçait de déborder, il traversait le boulevard pour aller chez Carrefour où il y avait la clim, toujours les mêmes produits dans les mêmes rayons et le sourire mécanique de la caissière qui devait surtout penser à ses fins de mois difficiles. Est-ce qu’elle n’avait pas le tournis de voir toutes ces cartes bleues défiler sous son nez ? Envie de se casser avec le tiroir-caisse, même s’il contenait certainement plus de billets de 20 euros que de 100. Parfois il rêvait de lui dire comment faire, d’organiser un beau casse, de filer avec les biffetons et cette petite blonde un peu grassouillette. Mais déjà le client suivant s’impatientait. Il composait son code en lui tendant sa carte de fidélité. M’ssieurs dames !

 

 

[1] Ecole nationale de la police nationale

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